Être attentifs aux mots. Telle pourrait être notre devise. La quête du sens étymologique, la recherche linguistique et philologique permettent d’éclaircir voire d’élucider de nombreux problèmes d’interprétation. Linguistique, philologie, étymologie. Autant de termes qui, pour certains, risqueraient de soumettre le texte aux sciences humaines dites, à tort, « occidentales », auxquelles on associe aussi l’histoire, l’anthropologie, la sociologie…

Beaucoup de musulmans ont peur de les utiliser. Outre ceux qui les rejettent totalement, certains les regardent de loin, considérant qu’elles peuvent être utiles pour en savoir plus sur l’histoire de l’islam, mais peu de musulmans estiment qu’elles peuvent être une source d’épanouissement spirituel.

Un jour, j’ai entendu un musulman dire au cours d’une conférence universitaire sur le Coran qu’il était douloureux pour lui de voir des chercheurs décortiquer le texte coranique avec toutes ces sciences non islamiques comme si le Livre était un vulgaire cadavre que l’on autopsiait. Il a comparé ce procédé à l’étude d’un tableau. Selon lui, étudier en détail une œuvre d’art revient à distinguer l’ensemble de ses éléments (les couches de peinture, les touches de couleur, le support, le cadre…) et à enlever ainsi la perception du génie de l’artiste que l’on peut observer lorsque l’on admire globalement une œuvre sans y toucher.

Si cette métaphore est assez poétique, il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement possible de retrouver le génie du texte coranique même en le décortiquant, même en examinant à la loupe chacun de ses termes. Certes, l’universitaire n’a pas pour but de rechercher la poésie et le génie du texte, mais en quoi le musulman ne peut-il pas utiliser ces mêmes méthodes qui utilisent la raison pour éveiller sa foi et conserver la beauté du Coran ? Le chercheur déconstruit, au croyant de reconstruire à partir de la distinction des éléments que l’universitaire a élaborée.

Chaque mot a une histoire, si nous voulons vraiment faire de l’islam une religion du Livre et non de l’imitation aveugle de la tradition (taqlîd), alors soyons attentifs aux mots. Essayons de les comprendre le mieux possible dans l’acception qu’ils avaient à l’époque de la Révélation au VIIe siècle. En faisant descendre le Livre sur Muhammad, Dieu voulait se faire comprendre par sa communauté, il a donc logiquement choisi l’arabe et des termes qui parlaient à l’univers symbolique et à l’imaginaire des individus de cette époque.

Il s’agit donc de retrouver, grâce aux sciences humaines, les sens étymologiques de ces mots pour les comprendre avec la plus grande acuité possible. Il ne convient pas de dire qu’un mot possède un seul sens véritable à trouver. Au contraire, il s’agit de distinguer les différentes significations et d’isoler celles qui sont apparues après le contexte du VIIe siècle, dans le cadre de la codification de l’islam, bien postérieure à l’époque prophétique. Chaque terme arabe contient beaucoup d’éléments implicites (niveaux d’interprétation, contexte historique, etc.) qu’il faut restituer. Ainsi, le but est de ne jamais figer les termes coraniques dans un seul sens mais de savoir les penser dans leur globalité, dans leur complexité, leur paradoxe et leur pluralité sémantique. En effet, le problème actuel est que l’on ne retient bien souvent qu’une seule acception de nombreux termes coraniques, oubliant leurs autres significations. Cela donne parfois l’impression que certains termes sont clairs et limpides, indiscutables voire sacrés : tel est le cas de la charia, du jihâd, de l’islâm, de l’imân, etc. Il s’agit au contraire de restituer la pluralité de la langue arabe et son pouvoir de l’implicite pour mieux saisir l’esprit du Livre.

Si l’universitaire doit, par souci de neutralité, s’en tenir à la présentation objective de toutes les acceptions sémantiques des mots ; le croyant, dans la sphère intime, a tout à fait le droit de s’approprier ces recherches pour en tirer des conséquences éthiques pour sa vie spirituelle. Ainsi, les différents niveaux de compréhension d’un terme peuvent et doivent se conjuguer au sein de la vie du croyant pour trouver l’équilibre, la pondération, l’harmonie et la complétude.

C’est en cela que l’on peut dire, en tant que mutazilites, qu’il est tout à fait possible d’allier les techniques universitaires d’études des textes sacrés pour éclairer la foi, voire la démultiplier car elles peuvent servir à faire ressortir toute la complexité du Livre, tous ses entrelacs, tous ses paradoxes qui n’ont qu’un but : celui de dévoiler le Tawhîd (Unicité divine). Et c’est parfois justement par l’approche détaillée d’un tableau que l’on peut percevoir tout le génie de l’artiste.

Voir le Coran comme un tout, qu’il faudrait percevoir de manière globale sans décortiquer le texte, ne doit pas exclure la possibilité de l’explorer dans ses moindres détails et dans sa structure. Cela n’enlève rien à son caractère sacré, qui ne signifie pas intouchable et figé dans le temps, mais qui souligne son génie métaphysique et sa capacité à être revivifié à chaque époque grâce à l’extraordinaire souplesse de son contenu.

Ainsi, il est absolument urgent de faire entrer les sciences humaines (histoire, sociologie, linguistique, anthropologie) dans la formation des imams et de tous les musulmans notamment dans le cadre des familles. Il faut distinguer l’islam tel qu’il a été forgé par les êtres humains, et un islam métaphysique, idéal, absolu qui n’a jamais existé. Les deux ne doivent pas être mélangés, et pour cela, seules les sciences humaines sont actuellement capables de distinguer le mythe de la légende, car l’histoire de l’islam nous enseigne à quel point le récit des temps prophétiques s’est construit et écrit après le VIIe siècle sous des califats qui devaient avant tout tenir leur empire grâce à la légitimité religieuse.

Dieu a fait descendre le Coran sur les hommes, il l’a fait passer d’un temps absolu à un temps relatif, humain. Pourquoi continuer à mélanger les deux dimensions ? Beaucoup d’imams, même non fondamentalistes, transmettent un islam mythique, naïf et pauvre, alors que les textes regorgent de subtilités métaphysiques, sociales, psychologiques et anthropologiques. Les « sciences » islamiques se sont focalisées sur l’aspect normatif et juridique créant le fiqh musulman, assimilé, à tort, à la charia. Il est temps aujourd’hui de diversifier l’approche du Coran et d’inventer un nouveau contenu religieux, à la hauteur de ce texte et à la lumière des sciences humaines.

L’entreprise des nouveaux mutazilites est d’apporter leur pierre à ce futur édifice, celui d’un nouvel islam : non pas inventer un nouveau contenu idéologique unique mais apporter d’autres méthodes, d’autres chemins à emprunter pour se diriger vers Dieu. Ainsi, n’hésitez pas à venir nous aider dans cette entreprise. Nous souhaitons agir avec le plus grand nombre pour faire barrage à ceux qui instrumentalisent l’islam. Merci.