Claude Debussy a su, dans sa Suite bergamasque, par l’usage unique de quelques touches de piano, et par une certaine et extrême sensibilité acoustique, produire un son semblant s’élever au-dessus du temps. Quelques minutes qui s’enchainent au-dessus des contraintes matérielles, se mariant avec elles, semblant même jouer avec elles. Une note, suspendue entre deux, dans un son clair, apparait ainsi comme l’évidence. Elle ne devait pas être ailleurs, elle devait être là. Il en va de même pour de nombreuses notes de ce Claire de Lune de Debussy.

Après un tel intermède, le retour à la quotidienneté est parfois difficile, si ce n’est, plus occasionnellement, brutal. Cela peut arriver lorsqu’une discussion que l’on espère légère et sympathique se transforme en combat d’argumentaire théologique mettant en évidence le fossé gigantesque qui peut exister entre deux types d’islam. La différence n’est pas encore ici un mal, au contraire, elle a toujours été une miséricorde (rahma) dans la communauté. Par contre, dans ce genre de cas, l’épreuve réside dans l’emploi du raisonnement intellectuel face un discours constitué d’amas d’idées courtes et de références à des sources passées.

Au sortir de ce genre de moments, une brève réflexion sur la situation de la pensée musulmane révèle tristement les abysses dans lesquelles cette dernière sombre parfois.

Partons d’une première situation : les exactions du groupe terroriste Daech s’inscrivent, et il faut avoir le courage de le dire, dans un parfait respect de la tradition sunnite orthodoxe. En clair, ce que font ces fous de Dieu est « halal » selon l’ensemble de livres de hadiths et de la charia fabriqués par les hommes.

Prenons-en une seconde : le musulman du quotidien est souvent incapable de se sortir de cette impasse théologique qui l’amènerait à reconnaitre que sa pratique religieuse se réclame des mêmes bases que ceux qui tuent, égorgent et mutilent. Ainsi il finit, presque systématiquement, par renier son islamité à ces démons qui agissent en invoquant le nom de Dieu.

Ces deux situations peuvent être vues comme les conséquences de la même cause : l’absence d’une pensée musulmane distincte à opposer à celle productrice de violence. Telles que ces notes du Clair de Lune, il m’apparait qu’une voie pour sortir de cette impasse théologico-intellectuelle doit se situer dans une posture comme suspendue. Elle serait au-dessus des injonctions de rigorisme ou de laïcité, au-dessus des héritages subis ou reniés. La voie serait à chercher dans une approche déculpabilisée de la religion afin de pouvoir tenir à distance tout discours générateur d’emprise et afin de pratiquer un islam légitime, clair, comme une évidence.

Avant cela, proposons quelques constats sévères.

L’indigence d’une partie de la pensée musulmane actuelle s’insinue même dans l’inconscient collectif. La conviction mortifère en un âge d’or indépassable et une nourriture intellectuelle littérale des esprits ont conduit certains à lire uniquement le monde dans des livres plutôt que de lever la tête et de contempler, étudier, raisonner… pourtant tellement de fois, explicitement, évoqués dans le Coran.

Mais alors, l’inconscient collectif musulman étant une chose, il se trouve que la « culture » générale telle que disponible en Occident méconnait parfois honteusement le fait islamique. Le paysage médiatique offre la possibilité d’entendre ou de voir de magnifiques raccourcis intellectuels sur le sujet de l’islam, soit par paresse, soit par ignorance ou soit, pire, par volonté de nuire. Cela étant, si faute il y a, c’est d’abord une faute des musulmans eux-mêmes car c’est à eux de construire le discours qui doit être reçu par eux-mêmes et par les autres.

Une autre situation impose d’établir une attitude claire et lisible. Les gardiens du sacré, les diplômés de l’orthodoxie, tolèrent une saine divergence uniquement dans les droites lignes qu’impose leur doctrine sunnite. Une attitude de clôture dogmatique si forte qu’elle peut inquiéter : le système risque de s’effondrer sur lui-même.

L’orthodoxie n’a pas l’apanage de la vérité. Dieu est un et les mondes sont multiples. Face à cet état, oser circonscrire le vrai dans les limites d’une posture théologique qui dispose en son sein du germe de la mort, c’est cela l’hérésie ! La revendication d’une position orthodoxe est en soi, également, une attitude iblissienne (cf. cet article) puisqu’elle prétend définir ce qui est agréé par Dieu et ce qui ne l’est pas. Cette orthodoxie d’aujourd’hui n’aide pas l’individu à « être », il lui montre comment « faire » à grand renfort de culpabilisation et d’injonction infantilisante.

Donc que faire ?

Il devient urgent de faire entendre une pensée distincte et authentiquement musulmane. La main mise a été faite sur le théologique mais pas que, l’histoire elle-même est muselée de manière à servir les desseins d’une orthodoxie plus politique que religieuse. Les disciplines contemporaines doivent pouvoir accéder à l’héritage islamique. Elles doivent faire leur office sans aucun extrémisme, ni religieux, ni scientiste. Une démythification de la légende mohammadienne permettrait alors de rapprocher de nous cet idéal inaccessible d’un homme, prophète, élu parmi les hommes, mais aussi simplement Homme.

Ainsi peut être réussirions nous à se suspendre, comme une note jouée par Debussy, loin de toutes tensions, fiers et légitimes.