Voici la khutba (prône) présentant le mutazilisme que j’ai prononcée dans la mosquée progressiste de Paris.

Je les remercie grandement de cette invitation.

« Louange à Dieu, nous Le louons, nous cherchons Son secours et nous comptons sur Lui. Nous cherchons refuge en Dieu contre les maux de nos âmes et nos mauvaises actions. Nous attestons qu’il n’y a de Dieu que Dieu, l’Unique sans associé et que Muhammad (sawas) est Son serviteur et Son messager. »

Chers frères, chères sœurs, Dieu nous révèle dans le Coran :

« Dis : il est Dieu, Il est Un/ Dieu de plénitude/ qui n’engendra ni ne fut engendré/ Et de qui n’est d’égal pas un. » (sourate 112)

L’histoire

Traditionnellement, le mutazilisme passe pour être une l’Ecole théologique qui s’est constituée dans le cercle de Hasan al-Basrî (m. 728), au VIIIe siècle, entre les années 720 et 750. Hasan al-Basrî, largement respecté par les musulmans toutes tendances confondues, alors est l’un des premiers maîtres de la théologie et du soufisme. Selon cette tradition sur l’origine du mutazilisme, un homme est entré un jour dans la mosquée de Basra et a posé la question suivante au maître :

« Une faction des musulmans défend l’idée que le croyant coupable d’avoir commis un grand péché ira en enfer, ce dernier étant devenu un infidèle, c’est la pensée des Kharijites. Une autre pensée, celle des Murjites, défend l’idée que ce pécheur reste croyant, et que seul Dieu aura la responsabilité de le juger. Quel est ton avis, Ô Hasan ? »

Selon cette tradition, avant même qu’il ait pu répondre, un disciple du cercle de Hasan se leva et répondit :

« Le croyant pécheur n’est ni croyant, ni infidèle, il occupe la demeure intermédiaire entre l’infidélité et la croyance. Mais s’il se repent avant sa mort, alors il sera considéré à nouveau comme un croyant. »

Cet élève se serait alors séparé du cercle d’Hasan en allant s’appuyer sur une autre colonne de la mosquée, accompagné de quelques autres qui devinrent ainsi ses premiers disciples. Cet élève s’appelait Wâsil Ibn ʿAtâ’ (700-749), Hasan aurait alors dit « Wâsil s’est séparé (iʿtazala) de nous. » Ainsi serait né le mutazilisme dont la paternité est attribuée à Wâsil Ibn ʿAtâ, disciple de Hasan al-Basrî ; selon cette version en tout cas.

Cette tradition est la seule admise dans le sunnisme et dans les milieux académiques, voire même aujourd’hui, auprès de certains nouveaux mutazilites. Toutefois, les anciennes sources mutazilites nous apprennent une histoire différente. Pour connaitre l’origine de l’Ecole, il faut remonter à la première fitna (discorde), à savoir la bataille du Chameau entre les armées du calife Ali (karama’llahu wajhah) et celles de A’isha (radhiya Allah anha) en 656. Un petit nombre de compagnons aurait alors refusé cette alternative (Ali ou A’isha), et aurait opté pour la neutralité. C’est le cas de personnages illustres comme ʿAbdullah Ibn ʿUmar, Saʿad Ibn Abî Waqqas ou encore Al-Ahnaf Ibn Qays. En parlant d’eux, les historiens arabes parlent de muʿtazila (ceux qui se retirent, s’isolent). Le fait marquant est qu’à l’époque de Wâsil, le terme muʿtazila semble être courant et déjà admis. Wâsil, plus que le fondateur, semble être le premier imam qui conceptualisa la pensée mutazilite, et œuvra à son développement, notamment en envoyant des missionnaires (daʿi/duʿat).

La doctrine

Pour comprendre ce qu’est la doctrine mutazilite, établissons un constat : l’islam est une religion. La démarche mutazilite va d’abord viser à admettre la religion, avant de préciser le corps de la pensée islamique. C’est un peu un effet entonnoir, nous allons du général pour arriver au particulier.

Dieu étant le fondement de toute notre religion, le premier devoir du croyant est de Le connaître. En effet, croire en Dieu n’est pas nécessaire. Nous pouvons y croire ou non. Mais nous ne pouvons inférer Son existence par les sens. Alors comment ? Pour les mutazilites, c’est d’abord par le raisonnement spéculatif (nazar/vision). Nous ne parlons pas ici de la raison simplement, mais bien d’un procédé plus vaste qui associe notre nature primordiale (Coran, 30:30 : la fitra) à la raison (Coran, 39:9 par exemple). C’est donc par la méditation, le raisonnement de l’esprit et du cœur, que Dieu devient accessible. Ce n’est qu’une fois l’existence de Dieu admise « rationnellement », que nous serons en mesure de prendre en compte deux autres preuves/indices qui garantissent la validité de l’islam en tant que religion, à savoir le Coran et la Sunna du prophète. Jadis, la plupart des Anciens mutazilites admettaient auprès du Nazar, du Coran et de la Sunna, l’Ijmaʿ (consensus de la communauté). Mais en suivant l’exemple d’Al-Nazzam (m. 845), le mutazilisme moderne rejette ce dernier élément car jugé plus vocatif qu’efficient.

Le Nazar nous sert à méditer de manière générale, mais plus encore, il nous aide à méditer sur des objets particuliers. Et les premiers objets auxquels nous employons ce procédé, véritable don de Dieu, ce sont justement le Coran et la Sunna. Les sources scripturaires, ne sont cohérentes et ne donnent sens que si nous en avons une compréhension finaliste. A savoir, une approche qui vise à dégager le sens général de la Révélation. C’est de cette lecture, qui se veut globale, cohérente, ayant un fin logique, que nous avons dégagé les cinq principes du mutazilisme que nous appelons les fondements de la religion (usûl al-dîn) tels qu’ils furent conceptualisés par Abû l-Hudhayl al-Allaf (751-840/850).

Ces principes sont les suivants :

  1. Tawhîd : Unicité absolue de Dieu.
  2. ‘Adl : Justice de Dieu.
  3. Al-waʿd wa l-waʿîd : Promesse du Paradis et Menace de l’Enfer.
  4. Manzila bayn al-manzilatayn : Demeure intermédiaire.
  5. Amr bi l-maʿrûf wa l-nahî ʿan al-munkar : Ordre de faire le Bien et Interdiction de faire le Mal.

Théologie pratique

Le mutazilisme s’appuie sur une confiance totale dans le message coranique et dans la raison, tous deux étant des créations divines. Et partant du principe que le vrai ne contredit pas le vrai, les mutazilites tirent des conclusions très concrètes de cette « association réciproquement profitable », de cette symbiose entre le Coran (qui est un code) et la raison (qui en est la clé). Si nous défendons le monothéisme absolu, en nous appuyant sur la sourate 112 par exemple, nous défendons l’idée d’un seul Eternel, Dieu. Donc le Coran est créé et ne saurait être assimilé à une forme d’incarnation matérielle de Dieu, une sorte de bout de Dieu, ce qui est impossible car une partie de l’infini est nécessairement infinie, ce qui n’est pas le cas du Coran (18:109 ; 31:27). De même, nous rejetons toute distinction entre Essence et attributs de Dieu. Dieu est Fort, Savant, Omniscient non pas en vertu des attributs eux-mêmes, mais en vertu de Son essence. En cela, les mutazilites sont les défenseurs de l’unicité absolue au sens propre du terme.

Dieu étant Juste, nous affirmons la liberté humaine comme condition sine qua non du Jugement à la Fin des Temps. Dieu ne saurait nous jeter en Enfer ou au Paradis arbitrairement (10:44). Nous récoltons ce que nous semons (2:286 ; 99:7-8). Si l’homme n’était pas libre, alors plus rien n’aurait de sens. A quoi bon les révélations ? A quoi bon les textes, les prophètes et la religion si nous sommes déjà prédestinés ? Aucun sens. Dieu a mis en place la création, lui a fourni une loi, ou plutôt, des lois. La Création est donc autonome, la raison, via la science nous permet de connaître cette création, et de nous émerveiller à chaque nouvelle connaissance de la magnificence de l’œuvre divine. Le Coran nous appelle souvent à observer et à méditer la Création (comme dans 88:17-20). Etant libres, nous devons d’autant plus travailler au bien et au juste. La compassion est l’expression de notre fitra, les évocations systématiques rahmân et rahîm nous poussent à nous ouvrir à la conscience de l’autre, à nous mettre à sa place. C’est l’un des sens du jeûne du mois de Ramadan par exemple, ou encore le rôle de l’aumône. Ressentir ce que ressent l’autre dans la faim et la soif, se purifier en faisant circuler les richesses grâce à l’aumône, mais plus largement, contribuent à la réalisation de la compassion. Celle-ci doit être le pivot de ce que nous pouvons appeler la « raison pratique », choix de mots incroyablement pertinent de Kant, pour désigner la morale. A ce titre, notons que le recours systématique à la règle de l’abrogeant/abrogé par les classiques est toujours inscrite contre la compassion. Règle d’autant plus inique qu’illégitime et rejeté par les mutazilites conformément à 2:106.

Pour finir, l’eschatologie. Dimension très importante pour comprendre le mutazilisme dans sa dimension théologique et pratique. Conformément au Coran, nous ne sommes pas messianistes. Autrement dit, nous ne croyons en aucun retour à la Fin des Temps. L’Heure viendra d’un coup, sans annonce préalable (conformément à 7:187 ; 33:63) : ni Dajjâl (Antéchrist), ni Mahdi attendu, et encore moins retour de Jésus (as), ce dernier n’est plus (5:117). Comme toute âme qui a œuvré pour Dieu (prophètes, véridiques et martyrs), à sa mort, Jésus L’a rejoint (2:154-169). Dieu l’a ainsi rappelé à Lui comme Il a rappelé les autres prophètes ou les martyrs. Muhammad (sawas) a scellé le cycle de la prophétie, et c’est à partir de lui, que nous sommes rentrés dans « l’Âge des Hommes ». Depuis la Révélation coranique, nous sommes en responsabilité, et c’est pourquoi Dieu rappelle dans le Coran ce qu’Il avait confié à Adam (les êtres humains), à savoir qu’il était son calife (lieutenant, représentant, successeur) sur Terre (2:30).

Pour moi le mutazilisme donne sens à la Révélation. Après tout, la Révélation est un moyen, pas une fin en soi. Par la religion, nous devons nous guider vers Dieu, et non pas faire de la religion le but de notre voyage. D’où cet adage proprement mutazilite :

« Nous rejetons la foi comme chemin vers la religion, si elle n’admet pas la raison. »

La symbiose entre le cœur et l’esprit sur le chemin de Dieu, c’est cela l’islam comme nous le voyons et le vivons.

Duʿa 

« Ô Dieu accorde nous refuge auprès de Toi contre les maux de nos âmes et nos mauvaises actions ! Accorde nous Ta compassion, Ta clémence, et Ta miséricorde ! Donne nous la force de nous ouvrir à la compassion, à la clémence et à la miséricorde ! Perfectionne notre raison pour qu’elle nous guide avec justesse vers ce qui est juste et bon pour tous ! Aide nous à discerner le vrai du faux ! Fais de nos paroles et de nos actions des signes de Ta guidance ! Ô Dieu augmente notre savoir ! Ô Dieu augmente notre savoir ! Ô Dieu augmente notre savoir !

Fais de nous des aides aux justes et un rempart face aux iniques ! Accorde Ta clémence aux innocents qui font retour vers Toi, et ceux qui nous ont précédé dans la foi ! Ô Dieu accorde ta clémence à nos parents, nos proches, nos aïeux, nos maîtres, nos imams et aux justes d’où qu’ils soient et qui ont déjà fait retour vers Toi ! Ô Dieu fais du Coran notre guide en cas de doute, et une lumière dans les ténèbres !

Tu es l’Unique à qui Il n’est rien de semblable ! Tu es Le premier, Il n’y avait rien avant Toi ! Tu seras Le dernier, il n’y aura rien après Toi ! Tu es Le Manifeste, il n’est rien au dessus de Toi ! Tu es l’Esotérique, il n’est rien sans Toi !

Nous prenons refuge en Toi et nous nous repentons de ce que nous aurions pu commettre consciemment ou par mégarde. Que la paix soit sur Tes envoyés ! Louanges à Toi Ô Dieu des mondes !

« Dieu ordonne la justice, le bel-agir, la libéralité envers les proches. Il proscrit la turpitude, le blâmable, la démesure. Il vous sermonne, attendant de vous que vous méditiez » (16:90) »