On a souvent l’habitude de classer les croyant(e)s en deux catégories : « pratiquant(e)s ou non pratiquant(e)s ». Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? Qu’est-ce qu’une pratique spirituelle ? Toute pratique spirituelle est-elle un rite ? Que sont les rites en islam et recouvrent-ils toutes les pratiques spirituelles que proposent le Coran et la Sunna ?

Parlons d’abord des rites, qui ne sont pour moi qu’une forme parmi d’autres de pratique spirituelle. Le rite a des vertus et peut provoquer certains états spirituels mais il peut aussi faire référence au « ritualisme » et évoquer une conduite mécanique, stéréotypée dont le sens a été oublié.

Le rite a un lien essentiel avec le corps : c’est le moment où l’esprit et la matière communiquent, où la foi cherche à s’exprimer et s’incarner dans la matière grâce à des conduites corporelles précises (postures, gestes, danses, vocalises, formules religieuses…). Tout rite prend appui sur le corps comme support.

Jean Maisonneuve (dans Les conduites rituelles, Paris, PUF, 1999) définit ainsi le rituel :

« C’est un système codifié de pratiques, sous certaines conditions de lieu et de temps, ayant un sens vécu et une valeur symbolique pour ses acteurs et ses témoins, en impliquant la mise en jeu du corps et un certain rapport au sacré. »

J’ajouterais aussi que ce qui définit un rite est son caractère répétitif, qui permet de faire infuser en l’Homme des réalités métaphysiques. Il peut ainsi être vu comme un entraînement, un exercice et un élément déclencheur qui permettrait à l’esprit de s’habituer à percevoir avec de plus en plus d’acuité et de justesse des réalités supérieures.

quel peut être le rôle d’un rituel ?

Très souvent, j’entends que la prière en islam (salât) ou plutôt l’invocation (du’â) a pour but la protection contre le mal, l’éloignement de la punition de Dieu ou encore l’exaucement des vœux. D’après moi, le rite ne se limite pas à cela. Être dans l’attente d’un « retour sur investissement » d’une prière est une attitude plutôt matérialiste qui ne me parle pas du tout. Lorsque l’on s’attend à ce que Dieu nous donne tout ce que l’on désire, on recherche un avantage temporel.

Une autre fonction est souvent attribuée un rite : obtenir le salut dans l’au-delà. Plus on ferait de prières, plus on gagnerait de points, de hasanât, c’est-à-dire des récompenses pour accéder au paradis. Il s’agit là d’une conception du rite assez infantile voire égoïste, puisqu’il s’agit simplement d’accomplir des gestes de manière mécanique et quantitative pour obtenir le repos éternel de sa propre personne.

Mais où est Dieu dans tout ça ?

Le rite n’a à mon sens rien à voir avec cette fonction matérialiste et égocentrique. S’il doit y avoir avantage, celui-ci est purement spirituel : le rite est un outil pour faire un progrès d’être et de conscience. Je n’attends rien du rite si ce n’est le rite lui-même.

Je m’explique. Ce qui compte est que le moment du rite soit suffisamment propice pour accéder au divin et non ce qui va se passer après ce moment. Le rite est l’occasion idéale pour moi de saisir l’instant présent. En effet, dire que la prière n’a que pour but d’accéder au paradis ou d’obtenir des avantages temporels : c’est focaliser son attention sur le futur (le paradis, ou le moment où l’on accédera aux avantages demandés). Or, le rite est en lui-même un moment spirituel sacré et absolu, la prière est en elle-même l’expression du divin. Pour faire un « bon » rite, il ne s’agit pas de suivre à la lettre les gestes, mais de garantir que ce moment sera parfait, que notre cœur sera intégralement sincère et présent.

Jean Maisonneuve distingue plusieurs fonctions du rite que je souhaiterais affiner et préciser.

une fonction de maîtrise du mouvant et de réassurance contre l’angoisse

Le rite est un excellent remède pour prendre du recul avec son psychisme, il permet de canaliser des émotions puissantes (haine, peur, chagrin, espérance : notamment lors d’un deuil). Cependant, je ne comprends pas cette fonction comme une protection révélant notre anxiété et notre impuissance, mais comme un très beau moyen de prendre conscience de la part infinie qui émane de nous.

Le rite permet selon moi de réduire les contraintes du temps et de l’espace et donc quelque part de nous rendre infinis et créateurs. On retrouve cette volonté de se placer dans la même temporalité que des choses qui nous dépassent dans de nombreuses gestuelles symboliques qui sacralisent et marquent dans le temps les étapes de la nature (rites saisonniers, prières de l’islam rythmées en fonction de la position du soleil, le calendrier lunaire islamique…) ou les étapes de la vie (rites de passage, naissances, morts…).

Il ne s’agit pas seulement d’utiliser le rite comme protection face à des forces surnaturelles qui nous écraseraient. Le rite dans sa fonction de maîtrise de l’invisible doit être perçu comme cette façon qu’a l’Homme de se sortir de son petit ego, afin de se libérer des maux du psychisme et de son individualité pour se dépasser et prendre conscience qu’il appartient au cosmos en sacralisant des moments bien particuliers.

Une fonction de médiation avec le divin grâce aux symboles des rites

Lors des rites, l’Homme exécute des gestes ou utilise des objets qui sont tout autant de symboles qui ne font que refléter dans le monde sensible des réalités invisibles. L’Homme utilise ces symboles pour accéder à des puissances, à l’infini qui lui échappe mais qu’il cherche à atteindre, à toucher du doigt. Ainsi, les gestes de la prière en islam ne font que figurer des états spirituels que je laisse à chacun d’interpréter comme il le souhaite.

Personnellement, je vois la prosternation comme le symbole de l’individu qui plonge et nage dans l’immensité du divin. Prononcer la formule subhân Allâh (habituellement traduite par « gloire à Dieu ») me met dans cet état de conscience car la racine arabe de subhân (« sbh ») signifie le fait de « nager, plonger ».

De même que la racine du terme arabe salât (prière) exprime aussi l’idée de courir après quelque chose ou quelqu’un, pour essayer d’atteindre et de s’unir avec le divin, évoquant la même idée d’une dissolution dans l’infini.

Cette fonction de médiation est en revanche différente selon moi que la simple demande de protection évoquée plus haut : ici, elle n’a pas pour but de se protéger de ces forces invisibles mais de s’emparer de ces forces, avec sagesse bien sûr, et d’accéder à un niveau supérieur de conscience, à la manière de Prométhée. Avec le rituel, l’Homme ne s’abaisse pas en se protégeant de plus grand que lui, mais il s’élève et s’unifie pour accéder à des degrés supérieurs de conscience. On retrouve cette idée d’ascension et d’élévation dans le mir’âj de Muhammad qui atteint le lotus des confins (sidrat al-muntaha) (Coran LIII, 1-18), ainsi que dans le terme rabb, qui nomme Dieu dans le Coran, et désigne un enseigneur qui élève son adorateur vers lui.

L’islam nous enseigne selon moi cette chose fondamentale : le ou la musulman(e) n’est pas celui ou celle qui se soumet en s’abaissant mais qui s’élève, toujours avec humilité, vers Dieu qui n’est plus son dominateur, mais son allié vers la perfection de l’Homme. Le rite est donc un outil pour atteindre cet objectif mais n’est pas un but en soi.

Une fonction de communication et de régulation

J’ajouterais que le rite a aussi une fonction de cohésion dans un groupe. Il atteste et renforce le lien social, et de manière plus métaphysique, il permet de se relier aux autres êtres humains pour ne faire qu’un. Le rite commun permet à tout groupe de partager un sentiment d’identité collective. Cependant, le danger qui guette cette fonction est le communautarisme : tout groupe a pour besoin initial de vouloir se séparer des autres autour de valeurs communes. Ses membres risquent donc de se sentir différents, voire supérieurs aux autres et ainsi intolérants envers l’extérieur mais aussi envers ses propres membres qui souhaiteraient conserver leurs particularismes dans l’exécution d’un rite.

J’ajouterais deux autres fonctions essentielles du rite :

Une fonction d’introspection

Le rite permet, en particulier lorsqu’il est exécuté seul, à l’individu de chercher en soi le divin, ce « point lumineux » que Mohammed Iqbal (Les Secrets du Soi, Paris, Albin Michel, 1989, p. 29) appelle Allâh :

« [En chacun de nous] Le point lumineux dont le nom est le Soi,
Est l’étincelle de vie cachée sous notre poussière. »

Le rite permet la méditation, l’examen de conscience, l’attention à soi, à ses besoins spirituels, pour trouver la source d’énergie qui nous permet de créer un monde nouveau et de façonner notre être. Bref, le rite permet d’accomplir à mon sens notre humanité.

Une fonction d’attestation de foi et de renouvellement d’une promesse

Le rite permet aussi selon moi de renouveler notre alliance avec Dieu : l’islam, de même que tous les monothéismes, sont basés sur un pacte fait entre l’Homme et Dieu. L’Homme a promis à Dieu qu’il se chargerait du dépôt divin (amâna) et qu’il l’actualiserait au quotidien (imân) en accomplissant les noms divins, les qualités divines. C’est pourquoi Dieu a fait d’Adam son khalîfa (calife), son successeur, en lui accordant toute sa confiance et une grande responsabilité. Le rite est donc semblable au dhikr, il permet de nous souvenir quotidiennement de cette promesse, grâce à la répétition, et de renouveler cette attestation de foi afin d’en être digne.

la pratique de la foi s’arrête-t-elle au rite ?

Je ne pense pas. Toute pratique spirituelle n’est pas forcément un rite. Le rituel permet avant tout de faire un progrès d’être et de conscience à l’échelle individuelle, il permet de cultiver le lien entre notre personne et Dieu. Mais ce progrès intérieur doit aussi s’accompagner d’un progrès extérieur, d’un geste fait à l’égard des autres. Par exemple, le Coran nous offre une quantité d’autres pratiques spirituelles qui ne sont pas forcément ritualisées par des gestes précis mais qui ont aussi de l’importance et nous permettent de progresser individuellement et collectivement.

On pourrait même dire que la prière islamique ne se limite pas forcément au moment du rite mais englobe des pratiques bien plus larges : contempler la nature pour essayer de saisir le divin n’est-il pas en soi une prière ? Aider autrui n’est-il pas en soi une prière ?

Le rite n’est pour moi qu’une partie des pratiques spirituelles en islam. Il n’en est pas forcément le cœur ; à chacun de lui donner ou pas de l’importance. Je ne dis donc pas qu’il faudrait l’éliminer : au contraire, il a une fonction très importante pour l’être humain pour lui faire comprendre des réalités métaphysiques. Je sais aussi qu’il a beaucoup d’importance pour moi. Mais il ne faut pas oublier les autres pratiques spirituelles de l’islam.

Le Coran nous propose ainsi une grande diversité d’actes de foi :

  • Des pratiques intellectuelles : contemplation/observation (nazara), réflexion/méditation (fikr), savoir/connaissance (‘ilm), raison (‘aql)…
  • Des pratiques éthiques : don de soi/fraternité/hospitalité/esprit de réconciliation (zakât, sadaqat, salihât), prudence (taqwa), patience (sabr), sincérité (sidq), fidélité (imân)…
  • Des pratiques rituelles : pèlerinage (hajj), prière (salât), rappel (dhikr)…
  • Des pratiques alimentaires et vestimentaires : jeûne (sawm), sacrifice (adha), interdits alimentaires, formules prononcées lors de l’abattage (nourriture halâl), voile (hijâb)…

J’en oublie sans doute et cette catégorisation n’a rien d’exhaustif. L’objectif est simplement de montrer l’étendue très vaste de ces pratiques spirituelles proposées par l’islam.

C’est pourquoi j’ai précédemment attiré l’attention sur Makram Abbès et son article ainsi que ses nombreux travaux sur l’éthique islamique. Il insiste sur la notion de murû’a (l’humanité de l’homme). Or, cette humanité ne s’acquiert pas seulement par les rites religieux. Cultiver au quotidien des valeurs permet aussi d’atteindre la murû’a. La raison est d’ailleurs selon Sâlih b. Janâh le meilleur moyen pour acquérir cette éducation au bon comportement, ce polissage du caractère.

Ibn al-Muqaffa (m. 759) affirme justement que l’objectif de l’adâb est de former l’Homme à une forme de sagesse pratique, qui lui permettrait de bien discerner, bien délibérer et bien gouverner son âme et les autres. Al-Jâhiz (m. 868) insiste quant à lui sur le fait que l’Homme est naturellement porté à poursuivre l’utile, à aimer la douceur, le bonheur et à écarter le nuisible. Toutes ces vertus (prudence, sagesse…) sont mises en scène dans le Coran et devraient nous inspirer pour mener notre vie quotidienne.

La pratique spirituelle pour devenir Homme

Toute pratique spirituelle permettrait ainsi de former, tel un potier, notre âme et de parfaire sa forme. Cette image se retrouve d’ailleurs à plusieurs reprises dans le Coran qui nous rapporte le récit de la création d’Adam, matrice de l’humanité : ce dernier aurait été créé à partir d’un limon malléable (Coran XV, 26-27) puis harmonieusement formé par Dieu (Coran XV, 29) (cf. cet article pour plus de détails).

Le terme « malléable » traduit le mot arabe masnûn (cf. aussi sunna). Sa racine « snn » désigne l’idée de former, d’aiguiser une lame, de polir, de limer, de façonner et ainsi d’embellir. C’est selon moi une métaphore très inspirante pour traduire l’idée que l’Homme, grâce à ses pratiques spirituelles, se modèle et s’embellit par le polissage du cœur jusqu’à l’infini (cf. cet article pour plus de détails).

La pratique spirituelle est donc d’après moi une question de dignité humaine car elle nous permet de nous accomplir.

Ainsi, le « bon » musulman est-il celui qui se contenterait de suivre tous les rituels à la lettre mécaniquement ou celui qui mènerait une pratique spirituelle variée et cohérente bâtie sur une éthique de vie, cultivant des valeurs universelles afin de polir son caractère ?

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J’ai essayé de présenter une partie du panel des pratiques spirituelles qui s’offrait aux musulman(e)s. La diversité est telle que cela brouille nos catégories habituelles pour juger si quelqu’un pratique ou pas une religion.

D’aucuns vont m’objecter que je cherche à diluer l’islam dans un universalisme abstrait, pourtant je me fonde sur ce que m’offre le Coran, sur les traditions prophétiques et sur ce que les différents intellectuels musulmans au cours de l’histoire ont proposé comme vertus à cultiver. Je ne puise pas ces éléments de nulle part mais bien de la culture islamique qui n’en est pas moins universelle.

En tout cas, chacun est libre de construire sa pratique spirituelle en fonction de ses besoins : certains auront besoin de prier, d’autres de méditer et contempler la nature, d’autres d’aider les autres… d’autres auront besoin de faire tout cela en même temps.

La condition est l’intention (niyya) qu’on y met, afin de garantir la sincérité et le sens de ces pratiques.